I. Hilbold: Écrire Juliette Ernst. Bibliographie et sciences de l’Antiquité au XXe siècle

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Titel
Écrire Juliette Ernst. Bibliographie et sciences de l’Antiquité au XXe siècle


Autor(en)
Hilbold, Ilse
Reihe
Antike nach der Antike. Antiquity after Antiquity
Erschienen
Bâle 2022: Schwabe Verlag
Anzahl Seiten
373 p.
von
Nicolas Gex, Université de Lausanne

Le nom de Juliette Ernst (1900-2001) se confond souvent, lorsqu’il est (encore) connu, avec celui de L’Année philologique. Celle-là a d’ailleurs souligné ce lien au cours d’une conférence donnée au Gymnase des jeunes filles de la Ville de Lausanne vers 1942-1944, rappelant à cette occasion que cette entreprise savante « lui a donné un nom honorablement connu dans le monde entier » (p. 15). Grâce à ses notices précises et à l’exhaustivité des travaux dépouillés, cet instrument bibliographique est devenu incontournable pour toute recherche sur l’Antiquité classique. Les spécialistes de cette période ne cessent de faire leur miel des volumineuses livraisons annuelles (sans oublier une puissante base de données accessible en ligne) depuis la parution du premier tome en 1928. Associée à L’Année philologique depuis 1929, Juliette Ernst en a été la principale ouvrière jusque dans les années 1990. Cette longévité a garanti à cette œuvre scientifique une continuité et a maintenu une forme d’unité doctrinale qui a fait la renommée de ce titre. J’use à dessein du terme d’« ouvrière » pour qualifier la position et l’action de Juliette Ernst au sein de L’Année philologique, tant son savoir-faire bibliographique et philologique a été mis à contribution, sans compter qu’elle a occupé une position en retrait, laissant les tâches prestigieuses ou de représentation à des hommes munis des titres et des honneurs nécessaires — licenciée ès lettres classiques, Juliette Ernst n’avait pas de doctorat, même si l’Université de Lausanne l’avait honorée d’un doctorat honoris causa en 1939. Cette forme de division sexuelle du travail n’empêchait pas Juliette Ernst d’adhérer au projet bibliographique engagé par Jules Marouzeau, son « mentor », ainsi qu’à d’autres entreprises savantes, auxquelles elle a collaboré.

Si la figure de Juliette Ernst est au centre de ce volume, elle apparaît davantage comme une porte d’entrée pour l’étude du développement de la coopération scientifique internationale. Par le biais d’une analyse minutieuse de la contribution de Juliette Ernst au fonctionnement de L’Année philologique, puis de son rôle dans la création en 1948 de la Fédération internationale des associations d’études classiques (FIEC) et dans ses activités, Ilse Hilbold propose un regard intéressant et novateur sur ces deux aspects d’un mouvement plus vaste de transformations épistémologiques et structurelles qui a touché l’ensemble du monde savant dès l’entre-deux-guerres. Cette focale sur L’Année philologique et sur la structuration des études classiques permet d’analyser à plusieurs niveaux les réflexions, tant politiques que savantes ou encore économiques, qui ont marqué deux volets de ce processus : le développement de la bibliographie scientifique aux méthodes modernes et rationnelles et le regroupement des spécialistes des études classiques en une association faîtière. Cette approche originale et très stimulante contient une réflexion subtile sur la place des femmes dans le milieu des études classiques et, plus largement, universitaire de l’entre-deux-guerres et du second après-guerre.

Cet ouvrage n’est pas une biographie de Juliette Ernst. Toutefois, l’auteure a reconstitué, grâce au croisement des diverses sources et à de rares éléments de la littérature secondaire — regrettons, au passage, l’absence de notice consacrée à Juliette Ernst dans le Dictionnaire historique de la Suisse –, le milieu qui a été celui de Juliette Ernst jusqu’à son installation à Paris à la fin des années 1920, milieu auquel elle restera attachée. Dans ces pages largement inédites, l’accent est mis sur la formation reçue par Juliette Ernst et sur les sociabilités dans lesquelles elle s’est inscrite. Elles sont conformes à son environnement familial, celui de la bourgeoisie libriste vaudoise. Née à Alger, où son père était actif dans une maison de commerce, elle reçoit une formation soignée. Elle fréquente le Lycée des jeunes filles d’Alger, puis, une fois la famille de retour à Lausanne peu avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, l’École Vinet et le Gymnase des jeunes filles de la Ville de Lausanne. Après des études de lettres classiques accomplies au sein de l’université du chef-lieu vaudois (1919-1923), elle est engagée comme « maîtresse gymnasiale » au Collège d’Yverdon. Après deux ans d’enseignement, elle part, comme de nombreux étudiants vaudois, parfaire sa formation à Paris, où elle fréquente l’École pratique des hautes études entre 1925 et 1927, avant de reprendre sa place à Yverdon. Quelques mois plus tard, elle intègre pour une année le secrétariat de la Société des Nations à Genève, avant de s’installer à Paris. Le but de ce nouveau changement est de se lancer dans un travail universitaire, ce qui lui permet de rompre avec l’enseignement secondaire vaudois. L’auteure offre une mise en perspective détaillée des différentes étapes de ce parcours apparemment sinueux, mais dont elle montre la cohérence et les motivations multiples.

Cette installation à Paris correspond à l’entrée de Juliette Ernst au service de L’Année philologique. Elle devient la proche collaboratrice de Jules Marouzeau, qui en est à l’origine et qu’elle avait rencontré en 1925 à Lausanne. L’auteure analyse les principaux ressorts de cette entreprise scientifique, de ses acteurs et des milieux qu’elle traverse. La figure de Jules Marouzeau est au centre de ce dispositif ; très influent au sein des études classiques, il a su joindre ses propres expériences dans le domaine de la bibliographie spécialisée, des objectifs épistémologiques précis, ainsi que ses propres réseaux professionnels et savants, au mouvement de recomposition des équilibres scientifiques internationaux notamment promus par la Société des Nations et sa Commission internationale de coopération culturelle. L’étude met en relation ce travail au service de la bibliographie avec le développement des relations scientifiques internationales, malgré les difficultés économiques et surtout les barrières entre les traditions nationales qu’attisent les tensions internationales des années 1930.

L’adhésion de Juliette Ernst à ce projet est totale et durable. Repliée à Bâle durant la Seconde Guerre mondiale, elle poursuit ses tâches bibliographiques pour L’Année philologique et son rôle de trait d’union entre les spécialistes de l’Antiquité disséminés à travers l’Europe et même au-delà. Sans en être une conséquence directe, car de nombreux facteurs ont pesé, la naissance de la FIEC en 1948 concrétise un certain nombre de principes que Jules Marouzeau et Juliette Ernst avaient mis en application à travers L’Année philologique, même si leurs conceptions se heurtent parfois à différents écueils. L’auteure reconstitue avec précision la genèse de la FIEC et son influence dans le second après-guerre sur le champ des études classiques.

Cet ouvrage riche et passionnant offre un vaste panorama sur des aspects peu connus du fonctionnement des relations scientifiques internationales. L’auteure parvient à souligner le rôle d’une de ses protagonistes en instaurant un dialogue entre « cette figure féminine singulière, hors parcours académique, experte technique et organisatrice des sciences de l’Antiquité internationales » (p. 312) et des phénomènes globaux.

Zitierweise:
Gex, Nicolas: Rezension zu: Hilbold, Ilse: Écrire Juliette Ernst. Bibliographie et sciences de l’Antiquité au XXe siècle, Bâle 2022. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 130, 2022, p. 239-240.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 130, 2022, p. 239-240.

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